Dans les jeux vidéo, le corps est central. Quand bien même celui-ci ne serait pas représenté comme dans les jeux de tir à la première personne (First Person Shooter), il reste le lieu d’un vertige. L’impossible désincorporation s’exprime assurément dans un sentiment de perte de contrôle et de déséquilibre. Que le joueur ait « la main de Dieu » ou qu’il soit l’avatar à la troisième personne, il se déplace, ici et maintenant, par l’intermédiaire de périphériques dans un espace virtuel numérique ou une réalité augmentée. Comme lieu réel, intime et étranger, le corps est au centre de notre perception du monde, c’est de lui et avec lui que nous regardons, touchons, sentons, écoutons. Le corps est l’espace familier et intime de notre vie, il est même parfois le seul témoin de certaines actions ou pensées inavouables. Comme le dit Michel Foucault dans « le corps utopique », « je ne peux pas me déplacer sans lui ; je ne peux pas le laisser là où il est pour m’en aller, moi, ailleurs. Je peux bien aller au bout du monde, je peux bien me tapir, le matin, sous mes couvertures, me faire aussi petit que je pourrais, je peux bien me laisser fondre au soleil sur la plage, il sera toujours là où je suis. Il est ici irréparablement, jamais ailleurs. » Et pourtant, une des particularités de ce corps auquel nous sommes irrémédiablement attachés est qu’il fonctionne sans que nous en ayons toujours conscience. D’ailleurs, seule la douleur et ses dysfonctionnements rappellent sa présence. Lorsque notre regard capte par hasard notre reflet dans une vitrine ou que nous découvrons nos expressions et allures sur une photographie, nous éprouvons souvent des difficultés à nous reconnaître physiologiquement. Ainsi nous nous sentons intimement liés à notre corps, mais sa représentation sociale et esthétique nous échappe presque entièrement. D’où sans doute le temps passé à s’habiller, à se faire autre, à se sculpter, pour tenter de maîtriser ce reflet, cette image projetée vers les autres. L’avatar vidéoludique devient le reflet de cet ailleurs, l’étranger de sa propre image, incorporé pourtant dans des pratiques culturelles quotidiennes. Dans les jeux vidéo, le joueur joue avec son identité et avance masqué pour trouver avec et dans l’avatar la possibilité d’atteindre l’ultime rêve d’un lieu ubiquitaire où il serait enfin autre.
Les médias et les jeux vidéo jouent aujourd’hui le rôle d’avatars symboliques où se construisent les modèles de socialisation et l’identité des individus. Ainsi l’individu incorpore symboliquement et inconsciemment des comportements, acquiert des mentalités issues de l’esprit dominant du temps par le biais de pratiques et d’usages singuliers. Dès lors les représentations stéréotypées attachées aux corps configurent, disciplinent et dominent l’individu, tout en lui permettant de faire de nouvelles expériences et de découvrir d’autres capacités cognitives et communicationnelles. Pour Michel Foucault, la définition de l’identité comme des relations avec autrui (de classe, de genres, de culture) sont traversées et façonnées par diverses formes hégémoniques. En études culturelles, ces représentations sont l’expression d’un pouvoir dit doux (softpower). En effet, « en incorporant ces valeurs, de jeu en jeu, dans notre vie à tous, ces produits ludiques fabriquent du consentement[1] »[i]. Lequel invite, méthodologiquement parlant, à considérer immédiatement les rapports de forces symboliques en présence, où les valeurs hégémoniques, et notamment technologiques, viennent se confronter aux valeurs en résistance, jusqu’à ce que ces dernières soient récupérées par le processus d’un capitalisme spéculatif, polymorphe et opportuniste, cette figure hégémonique du monde contemporain. Ainsi certains jeux comme Call of Duty (alors qu’ils sont payants d’accès), offrent des possibilités de personnalisation d’objets et d’armes, des espaces accessibles, des lieux inédits pour les joueurs agiles de leur carte bancaire. Au cœur même de l’expérience-joueur, des sollicitations marketing viennent colorer la structure des mécanismes de jeu, et selon les moyens financiers des joueurs, ceux-ci peuvent acquérir une rétine oculaire spécifique ou accéder à des zones inédites (Call Of Duty sur Xbox 360 utilisant le périphérique Kinect). Cette hyperrationalité augmentée du corps, s’exprime également dans l’ultime rêve transhumain et posthumain en cherchant à dépasser la nature par incorporation de la technique afin d’atteindre l’immortalité (Bioschok, Deus Ex Human Revolution, Minority Report).
Ces dernières années, la réalité augmentée a colonisé les gestes familiers et les actions vidéoludiques avec l’arrivée d’interfaces tactiles et gestuelles, de consoles de jeux vidéo (Wii et la DS chez Nintendo, Kinect chez Microsoft Xbox et Move chez Sony, Playstation), ainsi que d’autres dispositifs techniques différents tels que la Leap Motion, les tablettes tactiles et les téléphones cellulaires. Les gestes se déploient et la danse des doigts sur le clavier se transforme en chorégraphies involontaires dans le salon, dans la rue ou devient caresse sensuelle d’objets singuliers. Copenhague Game Collective propose B.U.T.T.O.N (Brutally Unfair Tactics Totally OK Now) et Magnetize me, où les jeux viennent habiller l’espace social de rencontre et de convivialité en invitant les joueurs au contact corporel. En même temps que les corps deviennent interfaces, les périphériques quittent l’écran et grandissent afin d’être saisis, ainsi Gigantomachie de One Life Remains ou Giant Joystick de Tiltfactory mettent en scène des situations de gigantisme, interrogeant la miniaturisation des composants électroniques et l’hyperindividualisation des relations ordinateurs-joueurs. Dans Giant Joystick Mary Flanagan met en scène un Joystick géant tel un phallus mettant en évidence ironiquement l’hégémonie masculine de ces pratiques : les joueurs se retrouvent à caresser et embrasser ce joystick pour interagir.
Ces interfaces intuitives permettent à différentes catégories de joueurs de prendre du plaisir, quelles que soient leurs pratiques. Ainsi parents, grands-parents et adolescents peuvent partager un temps de jeu où s’impose un plaisir de « jouer ensemble », le jeu vidéo n’étant plus réservé à des joueurs inconditionnels dont le stéréotype est l’adolescent, geek et asocial. On voit alors des femmes sur la Wii Fit faire leurs activités de fitness, des retraités dans les maisons de retraite s’amuser au Wii bowling, des patients chez le kinésithérapeute se rééduquer devant un jeu vidéo. Tous semblent heureux, dynamiques et performants dans une société de plus en plus gamifiée ! Pourtant en convoquant les corps, ces interfaces créent aussi un malaise psychologique, elles forcent une mise en scène performative, qui, si elle fait rire de désarrois, montre l’écart entre les canons d’un corps idéal dans les univers virtuels et sa réalité matérielle visible. Cet écart apparaît alors si important qu’il est impossible de transférer les mécanismes de jeu vidéo standards vers ces dispositifs gestuels, les rythmes et les séquences d’actions devenant irréalisables hors du clavier. Ainsi si l’avatar et le clavier disparaissent, le joueur se retrouve dans une nudité primitive déstabilisante, où il doit avec son seul corps se confronter à un espace virtuel et technologique. Un nouveau genre s’affirme alors avec ces interfaces le « slow gaming » proche du concept de « calm computing » de Mark Weiser faisant sans doute écho aux mouvements tels que « slow food ». Ainsi l’œuvre Flower de That Game Compagny, propose un jeu sur PlayStation 3 où le joueur incarne soit le vent soit un pétale de fleur dans une promenade poétique. Child Of Eden adaptation du jeu Rez, utilise le périphérique Kinect de la console Xbox 360 dans une performance musicale douce qui respecte le rythme corporel humain.
[1] Chomsky N., Herman E., La fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie, Agone, 2008.
[i] Fortin, Tony, dans « Les jeux vidéo, joujoux idéologiques », Le Monde 28 décembre 2013.
Orientations scientifiques
Ce colloque se donne comme objectif d’explorer de façon sociocritique les représentations du corps dans les images vidéoludiques, les réalisations expérimentales de serious game et les modalités d’interaction des nouveaux dispositifs ludiques tactiles, gestuels et ubiquitaires. Autres colloques organisés par la filière : http://artgame-gameart.sciencesconf.org/ et http://sagajeuxvideo.sciencesconf.org/
Laboratoire RIRRA21
Ce colloque est co-organisé par le laboratoire RIRRA21 de l’UM3 et LIRMM de l’UM2.
Au RIRRA21 à l’Université Paul Valéry, ce colloque s’inscrit dans le programme Pratiques plastiques contemporaines. La spécificité de ce programme se fonde sur une utilisation d’une méthodologie poïétique, soit sur l’interaction entre la pratique plastique et la pratique théorique. Son inscription dans les études culturelles tourne autour de trois axes majeurs :
- analyse du champ vidéoludique (jeux vidéo issus de l’industrie et des courants émergents indépendants )
- analyse des formes (graphiques, game design)
- analyse des valeurs véhiculées et des tensions
- intention de l’auteur et réception du joueur.
La méthodologie poïétique utilise les concepts de la sociocritique en l’appliquant à l’analyse du jeu vidéo. La méthode sociocritique d’Edmond Cros, née à Montpellier III, permet une analyse des tensions sociales inscrites dans les œuvres artistiques et vidéoludiques, à l’insu de ses créateurs.